Introduction :

Le monde souffre d’un important retard en matière d’infrastructure. Dans le monde en développement, des infrastructures de base sont nécessaires afin de faciliter le développement économique et social – 1,8 milliard de personnes consomment actuellement de l’eau contaminée par des matières fécales, s’exposant au risque de choléra, de dysenterie, de typhoïde et de poliomyélite, et 17% de la population mondiale n’a pas accès à l’électricité. Dans le monde développé, les infrastructures vieilles de plusieurs décennies se dégradent et nécessitent une rénovation urgente.

Bien que la question de l’accès universel figure désormais à l’ordre du jour des Nations Unies, on nous dit que le financement privé, en cette période d’austérité, constitue la seule réponse. Confrontés aux éléments probants accumulés plusieurs décennies durant et aux vives réactions suscitées par nos campagnes auprès de l’opinion publique, les décideurs préfèrent néanmoins promouvoir la privatisation, à travers des modèles plus subtiles. Le G20, l’OCDE et la Banque mondiale promeuvent la financiarisation de l’infrastructure selon un modèle de partenariats public-privé, qui implique d’utiliser les capitaux des fonds de pension et des fonds souverains, créant des cadres réglementaires favorables aux entreprises et garantissant les bénéfices aux entreprises à travers des fonds publics.

Or, les limites de ce modèle sont de plus en plus évidentes, même pour leurs plus fervents défenseurs. Par ailleurs, les éléments de preuve montrent que ces mesures s’accompagnent d’importants risques économiques et sociaux et menacent d’accroître les inégalités et la corruption, étant donné que les sociétés bénéficient d’aides d’Etat, augmentent leurs tarifs et réduisent les salaires de leurs employés. La nature à long terme de ces arrangements permet à la corruption et à l’incompétence politiques de prospérer, elle « verrouille » des contrats rigides, réduit notre capacité à lutter contre le changement climatique et impose aux générations futures un lourd fardeau financiers, écologique et social.

Pourtant, les alternatives existent. L’imposition fiscale progressive peut permettre d’augmenter les revenus pour stopper les privatisations. Les stratégies visant à « internaliser » et à « remunicipaliser » ainsi que les partenariats public-public se déploient en nombre croissant autour du monde.

Intervenants :

Satoko Kishimoto – Chercheuse au Transnational Institute, Japon

Henry Garrido – Directeur exécutif de la Fédération américaine des employés de l’Etat, des comtés et des municipalités (AFSCME), Etats-Unis

Helène Davis-Whyte – Secrétaire générale de l’Association jamaïcaine des fonctionnaires locaux et Présidente de la Confédération du Travail de Jamaïque

 

  

 

Quelques chiffres :

 

–          Chaque dollar investi dans l’infrastructure publique équivaut à un gain de 3 dollars pour la collectivité. Même le FMI admet à présent ceci : « La hausse des investissements dans l’infrastructure publique en augmente le rendement tant à court qu’à long terme, et particulièrement pendant les périodes de stagnation ou de récession économique »

 

–          80 % des eaux usées ne sont pas assainies. Chaque année, il y a plus de gens qui meurent par l’utilisation d’eau infectée qu’à cause de toutes les formes de violences et de guerres.

 

–          Une étude de l’OCDE démontre que les coûts de la « privatisation des opérateurs d’électricité sont 23,1 % plus élevés que si leur propriété et gestion était totalement publique »

 

–          Une étude française a révélé que le prix de l’eau distribuée par des fournisseurs privés était 16,6 % plus cher que si elle était publique

 

–          1,2 milliard de personnes n’ont pas accès à l’électricité

 

–          Les femmes consacrent 200 millions d’heures aux corvées d’eau, chaque jour, de par le monde. Ce travail extrêmement pénible engendre de graves problèmes de santé, tels que des fausses couches chroniques, et des lésions irréversibles de la nuque et de la tête, des hanches, du bassin, des pieds..

 

–          2,1 milliards de personnes n’ont pas accès à un service public fiable d’eau potable et d’assainissement

 

–          3,5 millions de personnes, dont une majorité de femmes, meurent chaque année à cause d’intoxications au monoxyde de carbone, en conséquence d’installations d’aération et de distribution de gaz inexistantes.

 

 

 

 

Modératrice : Kate Bayliss

L’austérité est présentée comme une raison à la privatisation et celle-ci serait justifiée par la nécessité de combler l’écart existant par rapport aux besoins en infrastructures qui ne pourrait être financé que par le privé pour « ne pas devoir augmenter les impôts ».

Les PPP sont mise en œuvre pour « mobiliser les ressources du secteur privé ». On utilise ainsi les fonds publics pour attirer le financement privé et non pas pour financer directement les infrastructures publiques. Et les pays sont classés selon leur attractivité pour les investisseurs.

Or, le financement privé a un coût, qui doit être remboursé, et ce sont finalement les contribuables qui paient, et subissent le lot de défaillances, de corruption et de risques qui vont avec.

Actuellement, les promoteurs de ce système sont en train de revenir sur ce modèle et les financements privés déclinent. Car les arguments ne sont plus si convaincants. Et la société civile se mobilise de plus en plus à travers le monde. Les remunicipalisations se multiplient. Des campagnes ont lieu auprès de la Banque mondiale pour qu’elle cesse de promouvoir les PPP.

 

Henry Garrido – Directeur exécutif de la Fédération américaine des employés de l’Etat, des comtés et des municipalités (AFSCME), Etats-Unis

Le rôle des fonds de pension dans la privatisation des infrastructures est très prégnant.

Le slogan de ce congrès, « le peuple avant le profit », illustre bien quel devrait être l’objectif des caisses de retraite. Celles-ci représentent quelque 20 000 milliards de dollars, dont 10 000 sont investis à travers des multinationales. Ces caisses de retraite sont incitées à investir dans les infrastructures.

La préoccupation d’assurer un rendement aux personnes qui ont investi dans les fonds, couplée à l’obsession de maximiser les retours sur investissements, mènent à des conséquences néfastes pour tout le monde :

  • une diminution des salaires et des avantages des travailleurs. Or, ceux-ci sont aussi ceux qui participent au fonds.
  • une négligence dans la qualité des services et infrastructures dans lesquelles le fonds investit
  • des répercussions très concrètes sur les consommateurs et usagers.

La règle fiduciaire des Etats-Unis impose un taux de rendement de 7%, ce qui crée une tension permanente. Cette règle mène à maximiser les profits et à négliger le peuple.

Tout un travail est réalisé par l’ISP pour sensibiliser les administrateurs des caisses de retraite et pour lutter contre les fonds spéculatifs qui ont investi de façon très risquée en rachetant des dettes à bas coût puis en invoquant l’austérité pour obtenir des retours sur investissements.

Or, à quoi cela sert-il d’avoir des 17% de retours sur investissements si cela implique de perdre 30% des personnes qui mettent leurs économies dans la caisse des retraites, car elles n’ont plus les moyens d’y participer ?

Il faut poser un maximum de questions avant de conclure un investissement, établir des critères stricts en matière sociale et environnementale, et cela est du devoir des administrateurs des caisses de retraite.

Les fonds se donnent souvent bonne conscience en prétendant soutenir des projets de coopération au développement, mais si dans le même temps, ils encouragent des licenciements massifs dans le New Jersey, cela n’a aucun sens, et les personnes sont flouées en croyant participer à une caisse qui œuvre au bien social.

Les critères doivent être clairs, et pour cela des questions tout aussi claires doivent être posées au sein des caisses de retraite, qui exigent des réponses limpides.

Les PPP ont été la source d’une expansion de la corruption dans le monde entier, on ne peut plus tolérer que les gouvernements y aient recours !

Par ailleurs, en matière de fonds de pension, il serait nécessaire de créer notre propre mécanisme d’investissement, doté d’une charte éthique sociale et environnementale ultra contraignante, et où le processus de décision soit aux mains du peuple. Nous devons créer un modèle d’investissements tout à fait neuf, et totalement responsable.

 

[NDLR : Il est utile ici de tenir en compte le fait que l’orateur est Etats-Unien, et parle donc d’un modèle de société où il n’existe pas –ou presque- de système de pensions public, système qu’il est pour nous fondamental de défendre comme prioritaire face aux 2ème et 3ème piliers.]

 

Helène Davis-Whyte – Secrétaire générale de l’Association jamaïcaine des fonctionnaires locaux et Présidente de la Confédération du Travail de Jamaïque

Les habitants de la Jamaïque ont une très longue expérience de l’austérité, celle-ci étant de mise dans le pays depuis la fin des années ’70.

Au départ, pour contrer ces mesures, les syndicats adoptaient une réponse syndicale « classique », à savoir des manifestations, des grèves, du lobbying direct auprès du gouvernement, etc. pour que ce dernier change sa manière d’agir.

Mais les gouvernements successifs ont réussi à faire passer les syndicats, aux yeux de la population, comme étant une partie du problème et non de la solution. De même en ce qui concerne les fonctionnaires publics, le discours étant « s’ils n’étaient pas tant payés il y aurait de l’argent pour d’autres choses ». Ils ont ainsi détruit la réputation des syndicats, ce qui a mené à une situation absurde où les travailleurs devaient se confronter à l’opinion publique plutôt que de pouvoir compter sur sa solidarité.

En 1985, les syndicats ont mené une grève générale contre des mesures d’austérité, et néanmoins des milliers de travailleurs ont été licenciés. Il fallait réfléchir à une autre approche.

Les personnes non syndiquées avaient une très mauvaise image des syndicats, pourtant ils ne vivaient pas dans de bonnes conditions. Il fallait qu’ils comprennent que la lutte syndicale bénéficiait à tout le monde. Les syndicats ont alors œuvré à tisser des liens plus étroits avec les ONG, la société civile, le milieu associatif, les organisations de consommateurs, etc. Ils ont fait alliance avec les usagers des services publics et avec les bénéficiaires des services sociaux. Ils ont ainsi pu rassembler, lors des manifestations contre les mesures d’austérité impactant les services sociaux, les bénéficiaires de ceux-ci.

Ces alliances ont porté leurs fruits, et ont permis d’endiguer la sous-traitance des services (celle-ci était mise en place sous prétexte d’une soi-disant trop grande bureaucratie).

Dans le secteur de l’eau également, l’alliance avec les organisations gouvernementales et les communautés directement impactées par la désertion de la distribution a permis une lutte plus efficace.

L’ISP a quant à elle réalisé un travail remarquable sur les effets de la privatisation, prouvant par A + B que la situation s’aggrave avec la privatisation des services.

Autre exemple de combat gagné grâce aux alliances : le gouvernement voulait diminuer le nombre de pompiers, ce qui aurait eu pour effet non seulement des pertes d’emploi supplémentaires mais un accroissement réel des risques liés à une capacité d’intervention amoindrie par le manque d’effectifs et de matériel. Les syndicats ont alors fait alliance non seulement avec la société civile, via la sensibilisation aux conséquences d’une telle mesure, mais également avec les compagnies d’assurance, qui se sont jointes à la cause puisqu’elles auraient très probablement dû compenser financièrement les manques du service public, ceux-ci augmentant le risque d’accidents et de catastrophes à couvrir.

Les syndicats se sont ainsi attelés à démontrer à tous que les services publics et leurs travailleurs sont un avantage, une chance pour la population, et non pas une dépense inutile comme voulait le faire croire le gouvernement. Ils basaient leur argumentaire sur des faits concrets, et le résultat a été positif.

 

Satoko Kishimoto – Chercheuse au Transnational Institute, Japon

Satoko a été une des camarades fer de lance du combat contre la privatisation dans le secteur de l’eau. La remunicipalisation de l’eau à Jakarta est un exemple emblématique de cette lutte. À Jakarta, l’eau est restée privatisée pendant 20 ans. L’accès à l’eau était devenu le plus cher du continent asiatique, il y avait de nombreuses coupures, les infrastructures n’étaient pas entretenues, et les entreprises privées qui détenaient le marché n’investissaient quasiment pas, tout en s’en mettant plein les poches. Les profits ainsi engrangés se sont évidemment envolés.

La population tout entière s’est mobilisée (syndicats, citoyens, organisations de la société civile, …) et en fin de compte, la Cours Suprême indonésienne a ordonné le retour de la gestion de l’eau sous giron public.

Le gouvernement peut toutefois encore faire l’objet d’une attaque par les entreprises devant une Cours internationale d’arbitrage, telle qu’elles existent maintenant dans le cadre des traités commerciaux régionaux et multilatéraux.

Cet exemple de la remunicipalisation de l’eau à Jakarta figure parmi les quelque 835 initiatives de remunicipalisations de services publics qui ont été menées à bien dans le monde, avec succès, au cours de ces dernières années. La Transnational Institute a d’ailleurs rédigé un rapport complet sur ces politiques de retour au public (cf Tribune d’octobre 2017).

Ces remunicipalisations sont le résultat de la mobilisation des citoyens, des travailleurs, des syndicats et des collectivités locales. Leurs motivations clés sont principalement la volonté d’en finir avec les violations des droits des travailleurs, de reconquérir le contrôle des ressources ainsi que des services efficaces, abordables et accessibles à tous/tes, et de prendre en compte la nécessaire protection de l’environnement.

Un autre exemple est la remunicipalisation de l’énergie en Allemagne. Il y a quelques années, le marché était dominé par les multinationales. Aujourd’hui, il existe 109 entreprises publiques municipales dont le but est de fournir une énergie propre à un prix abordable.

Il est moins coûteux pour les collectivités locales de se réapproprier les services publics que de les laisser aux mains du privé. Sans compter qu’il serait encore moins coûteux de ne pas du tout les privatiser dès le départ !

La remunicipalisation est une réponse concrète et efficace à l’austérité, qui bénéficient tant aux citoyens, qu’aux syndicats et aux autorités locales.

Le moment est venu de changer de point de vue et d’agir en ce sens : on n’a jamais rien obtenu sans lutter pour l’obtenir.

 

Kate Bayliss

Nous disposons d’énormément de preuves de l’échec que constitue la privatisation. Les rapports de l’OCDE, du FMI et de la Banque mondiale eux-mêmes en font état. Pourtant, ces mêmes organisations continuent de promouvoir ces recettes inappropriées et destructrices, pour des raisons purement idéologiques et répondant ainsi aux exigences du capital.

Il nous faut contrer ces institutions internationales, et pour cela promouvoir une conception de la société où les services publics sont au cœur de la solution.

En tant que syndicats, citoyens et travailleurs, nous sommes tous dans le même bateau sur ce plan : il nous faut s’inspirer des expériences réussies et œuvrer tous ensemble à la promotion et la construction de ce nouveau modèle.